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Un hiatus dans TopTen
Une nouvelle de Brian Derevan (Issy-les-Moulineaux), "coup de coeur" du Concours VIVA! 2023.

   

Rémy Dussières était surnommé « le faucon » par l’ensemble de ses subordonnés à cause de son physique au couteau. Arrivé depuis un an à peine chez Pardix, il s’était fondu sans difficulté dans l’organisation du fabricant d’appareils de radiologie et s’y était rendu indispensable. Un brin arrogant, il dirigeait d’une main ferme le département Etudes.

 

Le plan TopTen présenté par la direction lui enjoignait mission de se séparer de 10% de l’effectif de son équipe, ce qui dans son cas était numériquement assez élémentaire puisque dix personnes exactement composaient son service Etudes, il lui fallait donc trouver un et un seul coupable ! Il avait déjà identifié comme une évidence le destinataire de l’enveloppe que lui tendait le DRH.

 

Son raisonnement était simple : huit experts techniques très pointus ne pouvaient en aucune façon être remis en cause dans le contexte actuel de la concurrence, ne restaient donc que Guillaume Blanc et Claude Baratier.

- Guillaume Blanc était le dernier jeune embauché – un an déjà – il faisait des prouesses et Rémy avait une tendresse particulière pour lui. Il se revoyait à ses débuts : curieux, dynamique, efficace et disponible. Il était devenu pour lui un élément indispensable.

- Claude Baratier était le plus ancien du service et Rémy se demandait depuis son arrivée « ce qu’il faisait exactement ». L’occasion lui était donc donnée d’en savoir plus à son sujet.

Le faucon entra dans son bureau, se préparant à fondre sur sa proie. 

 

* * *


 

     - Entrez Claude. Je vous en prie … Asseyez-vous !

Claude Baratier entra dans le bureau et prit un siège. Sa taille moyenne et son physique ordinaire le prédisposaient peu à être ainsi sous les feux des projecteurs.

La stratégie d’entretien de Rémy Dussières était simple : laisser parler Claude puis utiliser ses propres arguments pour l’amener à conclure lui-même à son inefficacité …

Il commença :

     - Mon cher Claude, on se connaît assez peu finalement. Vous pourriez me retracer votre parcours ?

     - Houla la ... ça fait 20 heu … 21 ans que je suis entré chez Pardix … D’ailleurs ça a failli pas se faire …

     -Ha bon ? Comment cela ? interrompit Rémy, qui voyait se profiler une première piste ….

     - Oui le directeur des Etudes de l’époque voulait embaucher une relation à lui et il nous a fait passer les entretiens en même temps. Lors de la visite de l’usine qui a suivi, l’autre candidat s’est appuyé sur un châssis, une plaque de tôle, malheureusement elle était sous tension – une mauvaise isolation sans doute - Il est resté collé. J’ai tout de suite vu le problème et coupé le disjoncteur à la seconde … Je lui ai sauvé la vie en quelque sorte ! 

Inutile de vous dire qu’il ne voulait plus entendre parler de Pardix ! De toutes façons le directeur n’en voulait plus – y’a pas de relation qui tienne quand on est mort hein ? Vous voyez ça a failli ne jamais se faire !

Rémy Dussières, désarçonné, toussa pour se donner une contenance et enchaîna aussitôt.

     - Oui, bien … en 21 ans, vous êtes toujours resté aux Etudes ?

     - Toujours ! Et pourtant c’est pas faute d’avoir voulu m’en faire partir !

     - Ha bon ? Pourquoi ? s’étonna Rémy qui pensa un instant avoir été démasqué …

     - Ho régulièrement ce sont des idées qui reviennent – pas très originales – mais ils ne se rendent pas compte que c’est moi qui fais le « succès » du service Etudes !

     - Ha … vous faites le « succès » ? des Etudes. Intéressant ! Racontez-moi … dit Rémy qui n’en croyait pas ses oreilles

     - Un exemple ? Je n’ai que l’embarras du choix … Tenez, le Triplix ! Oui … le plus gros succès de la maison – encore aujourd’hui - et bien j’en ai eu l’idée en passant les contrôles de sécurité à l’aéroport quand je partais en vacances, il y a environ 10 ans !

Haussant les sourcils, Rémy l’invita à poursuivre ...

     - Je voyais tout le monde qui sortait son ordinateur portable du sac au moment du contrôle. On perdait un temps fou ! Et bien, tout est parti de là ! J’ai trouvé l’astuce pour scanner aux rayons X le bagage avec le matériel à l’intérieur.

M. Pichon, mon directeur de l’époque, au début il n’en voulait pas. Ca n’a pas été sans mal. Au final, quand il a vu le succès, il en a réclamé toute la paternité … comme si j’avais rien fait ! Mal lui en a pris d’ailleurs !

     - Ha ? Que lui est-il arrivé ?

     - Vous savez pas ? Ha c’est vrai vous étiez pas encore là …

Y’a 8 ans … Au salon de la radiologie, au moment de la photo de presse – oui le Triplix venait d’être élu appareil de l’année – et bien une partie du stand lui est tombée dessus … Il s’en est jamais vraiment remis, troubles du comportement, de la mémoire, … Pour finir il a été décruté ou restructuré comme on dit maintenant !

     - Impressionnant en effet … reprit Rémy Dussières de plus en plus mal à l’aise

Une sueur de contrariété voire d’angoisse latente commençait à couler sur son front.

L’entretien ne suivait pas la trame que Rémy avait imaginée. En voulant lui donner confiance et abaisser ses défenses, il était en train de légitimer Claude Baratier à son poste.

De plus Rémy - bien que scientifique - était superstitieux. Un côté irrationnel que sa mère avait consciencieusement forgé et d’autant plus délicat à vivre qu’il était inavouable au vu de sa fonction. 

Ainsi, il était entré chez Pardix un 8 mai, parce que le 8 était son chiffre fétiche. Ses enfants s’appelaient Dominique et Didier puisqu’il était convaincu que donner la même initiale au prénom et au nom de famille leur porterait chance …

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Il décida alors de recentrer la discussion pour la ramener en terrain connu.

     - Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? demanda-t-il en se rencoignant sur son siège.

     - Je suis sur le projet Plasix et ça se passe bien.

Le nom de Plasix venait rappeler à Rémy que tous les projets de Pardix avaient des suffixes en « ix » - rayons X obligent - et il était vrai qu’aucun fait marquant ne venait troubler la poursuite de l’étude du Plasix.

     - Vous vous en sortez donc ? dit-il avec un soupir d’impuissance.

     - Oui, ho on a bien failli ne plus me revoir à cause de Gautron, vous savez Gautron des Achats ?

     - Oui oui Gautron … des Achats reprit Rémy de manière automatique

     - Et bien il a voulu me faire plonger

     - Comment cela ?

     - Je voulais pas payer des factures parce que j’en avais pas vu la queue d’une réalisation. Et Gautron a profité de mes congés pour payer les fournisseurs en mon nom. Alors là j’ai fait la fameuse note qui a finalement permis de mettre à jour un vrai trafic avec les fournisseurs, fausses factures et tutti quanti ! Tiens, restructuré lui-aussi !

Rémy Dussières transpirait à grande eau, sa respiration devenait rauque. Sa mission lui semblait maintenant impossible. Jamais il ne pourrait s’exposer à un risque aussi immaîtrisable. Les noms égrenés par Baratier, Rémy les avaient vu figurer dans les dossiers de Pardix, parfois même sur la porte des bureaux et il s’imaginait maintenant parcourant les allées d’un immense cimetière peuplé des victimes d’un serial killer nommé Claude Baratier dont la voix poursuivait sa mélopée alors même que l’esprit de Rémy planait au-dessus de tous ces noms, cherchant une planche de salut. Et tout à coup. Une fulgurance ! 

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Le nom de Guillaume Blanc, le dernier arrivé, lui était revenu comme une évidence.

Une solution de repli qui présentait maintenant le moins d’inconvénients possible. Un haut potentiel qu’il lui faudrait sacrifier au nom de la stratégie TopTen et … de l’irrationnel.

Il sentit un léger sourire lui revenir alors qu’il captait une fin de phrase de Baratier.

     - … je m’en porte garant !

     - Parfait, Claude, je suis vraiment très content de cette discussion.

Il reprenait vie et devait maintenant programmer un entretien avec Guillaume au plus vite, il se leva pour accompagner Claude vers la sortie ...

     - Vous savez on ne prend pas assez de temps pour échanger ...

Ha, je vois qu’il vous reste 10 jours de congés à prendre, avant le 30 juin. On est déjà en avril ! Attention ! 

     - Oui. je les ai réservés pour le mariage de ma fille en juin, j’espère que cela ne pose pas de problème ?

     - Vous plaisantez ? Aucun ! et bien voilà un problème qui n’en est plus un. Décidément vous trouvez des solutions rapides à toutes les questions délicates.

     - Oui, c’est ce qu’on me dit souvent. D’ailleurs je voulais vous inviter au mariage.

     - Ho, c’est gentil mais je ne peux pas accepter !

     - Mais si, mais si, vous viendrez, surtout quand vous connaîtrez le nom de l’heureux élu, minauda Claude.

     - Ha ? Je le connais ?

     - Mais oui ! Guillaume !

     - Gui … Guillaume ? bredouilla Rémy

     - Oui. Guillaume Blanc, le petit nouveau ! A son arrivée dans le service, je l’ai invité à la maison, y’avait ma fille - j’avais déjà ma petite idée derrière la tête - et de fil en aiguille vous savez comment ça se passe … 

Décidément Pardix m’aura tout apporté, même mon gendre ! s’esclaffa-t-il en prenant congé.

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Claude Baratier quitta le bureau sur un au-revoir satisfait que son chef n’entendait déjà plus car il poursuivait sa promenade du cimetière où une nouvelle allée venait soudain de s’ouvrir qui portait le nom de ... Rémy Dussières !

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