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Spirales
Une nouvelle de Sylvain Freyermuth (Lyon), lauréat du Concours VIVA! 2024.
Jattendais au comptoir pour régler mon café quand j'aperçus sur le zinc un petit carnet noir à spirales. Je demandai au garçon s’il s’agissait de celui qu’il utilisait pour noter les commandes. Pour toute réponse, il pointa son index sur sa tempe pour me faire comprendre qu'il mémorisait tout là, dans son crâne. Son œil s’alluma avec la fierté d’un professionnel. Alors qu’il encaissait mon café, je repensai au client qui avait réglé un whisky juste avant moi. Ce devait être lui qui avait oublié le carnet. Un homme la cinquantaine, vêtu d'un blouson marron et les cheveux gominés. Je ne l'avais vu que de dos, mais son parfum musqué s'imposa à nouveau à moi. “Si vous voulez, je m’en occupe”. L’intonation mécanique et l’accent rendu indéfinissable par le timbre voilé me mirent d’emblée sur mes gardes. Je me retournai vers mon interlocuteur qui s’était approché à mon insu. Il planta au plus profond de mon être son regard d’un bleu glacial. L’absence de cils et de sourcils renforçait le malaise. Un chapeau mou couronnait sa calvitie. Il s’agissait peut-être de préjugés absurdes, mais faute de confiance, je déclinai sa proposition. Grand mal m’en prit au vu des conséquences actuelles. J’empochai aussitôt le carnet avec l'espoir de rattraper mon homme. À peine sorti sur le trottoir, je l'aperçus au loin au milieu des passants, au moment où il s'engouffrait dans les escaliers de métro. Sans plus attendre, je m'élançai à sa poursuite avec mon attaché-case qui valdinguait contre ma cuisse. Apeurés, les gens s’écartaient sur mon passage. Ils n’avaient pas l’habitude de voir un fonctionnaire en costume cravate courir le cent mètres en pleine rue. Arrivé au bas des marches, après un dérapage sur mes semelles lisses, je fus stoppé dans ma course par le tourniquet du péage. Je tournai la tête vers les distributeurs de tickets, tout en sachant que le temps d’en acheter un, mon homme serait déjà dans la rame. Oserais-je sauter l’obstacle comme je voyais quotidiennement certains usagers le faire impunément ? Ma conscience me répondit que ce carnet n’en valait pas la peine. J’en étais là dans mes réflexions quand une main m’empoigna par le col et me tira violemment en arrière. Je me retournai sur un visage bouffi et essoufflé. Sans doute un agent de sécurité qui pensait m’empêcher de frauder. Seulement, je n’avais pas esquissé le moindre saut. La situation était injuste. Me sentant dans mon droit, je tentai de lui faire lâcher prise par des moulinets de mon bras libre. D’un geste rapide et précis, il me brandit sa carte de police sous le nez.
- Cette fois, Sergueï, t’es cuit !
Je compris qu’il y avait méprise et cessai d’opposer toute résistance. Son léger strabisme derrière ses lunettes rondes me fit douter de son intelligence. Il fallait que je fasse preuve de calme et de diplomatie.
- Excusez-moi monsieur l’agent, je…
- Commissaire Lavergne, mon gars.
Il ouvrit un pan de son imper pour me montrer un Beretta dans son holster.
- Allez, viens par là. Et pas de bêtises, hein ?
Je me laissai malmener par le col jusqu’à la porte d’un local d’entretien laissée ouverte. Il me poussa à l’intérieur et se campa sur le seuil, son Beretta pointé sur moi.
- Tu vas poser doucement ta mallette, écarter les jambes et lever tes mains paumes ouvertes.
Je m’exécutai. Tout en me tenant en joue, il me palpa depuis les chevilles et remonta progressivement le long de mon corps. Je vis dans l’embrasure des usagers faire un détour en découvrant la scène. Je me sentis humilié et entaché de honte.
- Monsieur le commissaire, je n’ai jamais eu l’intention de…
- Fais pas le con Sergueï.
Son ton péremptoire me dissuada de dire un mot de plus. Il continua pour lui :
- On avait planqué des gars dans la salle, même placé des caméras dans les chiottes. Jamais on n’aurait imaginé que la transaction se faisait au grand jour sur le zinc.
Sa main venait de repérer le renflement de ma poche intérieure.
- Maintenant, tu vas me donner le carnet, lentement.
Là, je compris ma propre méprise. À aucun moment il ne m’avait considéré comme un vulgaire resquilleur. L’affaire était plus sérieuse, surtout qu’il était au courant pour le carnet.
- Vous voulez dire… le carnet à spirales ?
- Nous fais pas perdre de temps. Allez, magne !
Avec lenteur, j’extirpai le carnet noir de ma veste. Il me l’arracha brusquement et l’ouvrit au hasard. Son regard un peu fou faisait des aller-retours entre moi et les pages qu’il parcourait nerveusement.
- T’en connais du beau monde dis-moi ! Ça fait tellement de contrats que t’aurais pu passer en CDI !
- Je ne suis pas Sergueï et ce n’est pas mon carnet non plus, martelai-je.
- Je t’ai vu le mettre dans ta poche. Me prends pas pour un jambon.
- C’était pour le rendre à…
- Et pourquoi tu t’es mis à courir dès que tu m’as repéré ?
- Je m’appelle Antoine-Laurent Roltmit, je lâchai dans un seul souffle.
- T’aurais pu trouver plus simple… D’habitude on me sort Durand ou Martin.
- C’est mon nom, vous n’avez qu’à vérifier ! Je suis prof de philo au lycée Montaigne.
- T’as ta carte ?
- Non, elle est chez moi. Mais dans ma mallette, j’ai du courrier à mon nom.
Derrière ses lunettes, son strabisme s’accentua. Je l’avais mis dans le doute. Il me tendit un stylo bille avec le carnet.
- Écris-moi ça lisiblement.
Son arme toujours pointée sur moi, il sortit son portable et appuya sur un raccourci. Moi, je cherchai la première page blanche dans ce qui ressemblait à un répertoire. J’écrivis avec application, non seulement mon nom, mais aussi mes coordonnées complètes pour montrer ma bonne foi.
- Péronne ?… Commissaire Lavergne. Tu devineras jamais qui je viens de coincer… Mieux que ça… Un gibier plus noble… Sergueï Nikolski, plus connu sous son nom d’artiste… Oui, le poinçonneur en personne ! Euh quitte pas !
De sa main libre, il me vrilla violemment le poignet droit pour me faire lâcher prise. Je grimaçai de douleur. Une fois le stylo tombé, il le repoussa bien loin du pied.
- Envoie-moi des hommes à la station Porte des Lilas… Oui, t’as raison, le destin est facétieux… Et qu’ils radinent au plus vite, tu sais que j’ai la gâchette sensible !
À ces mots j’osai tout juste montrer du regard les mots que je venais d’écrire. La sueur perlait sur mes tempes et l’odeur des produits de nettoyage m’incommodait de plus en plus. Il récupéra le carnet qui avait commencé à trembler dans ma main gauche épargnée.
- Péronne ?… Oui, encore une chose, j’aurais besoin de vérifier une identité.
Il ajusta ses lunettes, retourna le carnet et déchiffra péniblement.
- Tu m’écoutes ? Un certain Antoine-Laurent Roltmit : R, O, L, T…
Soudain, il releva un visage plein d’effroi comme s’il venait de découvrir une vérité suprême. Ses yeux écarquillés s’étaient enfin alignés dans le bon axe. Il ouvrit lentement sa bouche quand une main gantée lui déroba le carnet. Le portable tomba sur le carrelage, sans que la ligne ne fût interrompue. Une voix nasillarde répétait R, O, L, avec une intonation interrogative sur la dernière lettre. Puis d’un coup, le commissaire s’affala dans un bruit sourd côté ventre. Mon sang se glaça quand dans l’espace dévoilé, je croisai un regard d’acier qui ne cillait pas. Autour du poinçon adroitement planté entre deux côtes, une tache sombre s’élargissait sur l’imper.
L’homme au chapeau mou se dirigea d’un pas tranquille jusqu’au tourniquet où il composta un ticket avec le plus grand naturel. Il disparut dans le boyau du couloir qui menait au quai. Je jetai un œil de chaque côté avant de sortir. Il n’y avait eu aucun témoin et le local se trouvait dans l’angle mort des caméras. Je rabattis la porte qui buta contre les pieds du commissaire. Puis, mallette à bout de bras, je pris la direction des escaliers pour remonter à la lumière. En chemin, je croisai l’agent d’entretien, les yeux rivés sur son balai. Le tas de poussière qu’il déplaçait par petits coups le rapprochait inéluctablement du local. Il ne tarderait pas à donner l’alerte.
Ce jour-là commença ma vie de fugitif. D’un côté, j’avais à mes trousses la police, persuadée d’avoir mis à jour la couverture d’un dangereux mafieux. De l’autre, je figurais sur la liste d’un tueur à gages sanguinaire, après m’y être inscrit dans le carnet à spirales.