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Canicule
Une nouvelle de Martine Ferachou (Saint-Junien), lauréate du Concours VIVA! 2023.

De l’eau ! De l’eau... Depuis une éternité au moins Billie répétait mentalement les deux pauvres syllabes évocatrices de source de vie. Souffle court, bouche ouverte, joues en feu, tempes pulsatiles, la jeune femme se sentait mal, très mal, tel un poisson arraché à sa rivière natale et abandonné sur l’herbe de la rive. L’intensité de la chaleur lui donnait l’impression qu’une main ennemie passait ses poumons au lance-flamme. Parfaitement immobile derrière le volant de la Ford A, elle tentait de conserver son calme et ses forces mais craignait de se liquéfier bientôt, de fondre telle une vulgaire motte de beurre. L’épisode caniculaire qui sévissait sur Chicago depuis plusieurs jours était à son apogée. Alors pourquoi avait-elle accepté une fois encore de jouer les seconds couteaux ? Elle se haïssait un peu plus chaque minute de ne pas avoir su dire non à John ? Mais comment refuser quoi que ce soit à cet ensorceleur à la beauté ravageuse ?
Chaque fois qu’il posait sur elle son regard de braises, qu
’il dégainait son sourire immaculé, qu’il passait négligemment ses doigts longs et fins dans sa chevelure noire gominée, la jeune femme semblait perdre la raison. Était-ce l’attrait exercé par cette fossette au menton ? Le pouvoir de séduction de cette moustache frémissante à la Clark Gable ? La perfection rectiligne du nez ? La puissance élégante du corps élancé ? Toutes ces caractéristiques physiques avaient largement contribué à envoûter un nombre impressionnant de femmes à Chicago, et parmi elles, Billie. Mais le bandit le plus populaire de la Grande Dépression avait forgé sa légende dans les tabloïds de la presse américaine dès 1931. Sa personnalité haute en couleur, sa bravoure et so  audace grandement exagérées sous la plume de scribouillards avides d’un lectorat passionné, avaient fait du gangster une sorte de Robin des Bois narguant les enquêteurs du Bureau Of Investigation. Pas moins de vingt-quatre braquages de banques, autant de gros titres à la une des journaux, autant de récits pimentés dans leurs pages ! Il y avait en effet de quoi fondre ! Fondre d’envie, de désir même ! Alors lorsque John s’était intéressé à elle  simple serveuse dans un ancien Speakeasy devenu nightclub prisé du Milieu, elle avait fondu d’amour pour lui, jusqu’à s’oublier, jusqu’à se perdre.

 

 

Maintenant que Billie se trouvait seule dans l’habitacle l’odeur douce-amère de son homme s’estompait la libérant ainsi de l’emprise érotique dans laquelle elle l’avait engluée. Elle commençait donc à retrouver un brin de lucidité, à pressentir la folie de ce projet. Braquer une banque en pleine canicule ! Quelle sottise ! Cette attente interminable dans la Ford A ressemblait désormais à une traversée du désert. La jeune femme crevait littéralement de soif ! Il lui fallait de l’eau ! De l’eau... Et de toute urgence ! Mais s’abreuver était impossible. Il eut fallu quitter son poste. Elle sortit sa langue gonflée et asséchée de la bouche, l’étira au maximum, lui fit parcourir le plus grand cercle possible afin qu’elle s’empare des fines gouttes de sueur qui humidifiaient les commissures des lèvres, le haut du menton, le dessous du nez... Hélas, elle ne récolta que deux ou trois perles d’un liquide aqueux à l’infâme goût salé qui aggrava la sensation de soif. Encore un peu de patience. John n’allait pas tarder à sortir de la banque. Avec un gros butin. Pas question d’en douter ! Elle devait donc rester concentrée, mains refermées sur le volant, refermées mais pas crispées, pied droit prêt à bondir sur l’accélérateur. Ses oreilles devaient épier en permanence le ronronnement du moteur. Il le fallait régulier, sans hoquets, sobre et rassurant. La guetteuse devait également exercer une vigilance accrue au moindre bruit suspect : freins de voitures, claquements de portières, éclats de voix... Son regard devait balayer les mouvements de la rue. En tous sens ! Ne négligeant aucun angle ! Coup d’œil à gauche, à droite, rétroviseur, parebrise, lunette arrière, entrée de la banque... entrée de la banque... sortie de la banque ! Tant d’obligations auxquelles la jeune femme s’était pliée sans mot dire. Jusqu’à ne plus tenir à l’écrasante chaleur ! Jusqu’à devenir obsédée par le manque d’eau ! Désormais poupée molle avachie sur le fauteuil conducteur, elle repense avec amertume à l’évocation de ces directives maintes fois répétées par John avant le départ de cette expédition. Consignes parfaitement inutiles ! Inutiles et absurdes car l’avenue principale du secteur d’Armour Square sur laquelle ils avaient jeté leur dévolu (puisque nombre de banques s’y trouvaient) était totalement déserte ! En fait, la ville entière semblait dépeuplée ! Chicago transformée en fournaise depuis une semaine s’était tout entière (ou presque) recroquevillée dans sa coquille. Les musées avaient clos leurs portes, les magasins baissé leur rideau... Seules les banques accomplissaient encore leur besogne. Car que serait Windy City sans elles ? Un non-sens ! Les rivières Chicago et Calumet flottaient tels de séduisants et inaccessibles mirages aux yeux des rares inconscients qui se risquaient dans les ruelles. De l’eau ! De l’eau ! Les espaces verts de la Cité du Crime avaient jauni en un temps record et on étouffait sous les ombres racornies et dérisoires de leurs grands arbres. Les gangsters eux-mêmes avaient cessé de faire régner la terreur, savourant dans leurs draps de soie, derrière les volets clos de leurs villas somptueuses, une pause impromptue et forcée. La vague de chaleur, redoutable, inattendue, avait jeté sur les habitants l’ombre de la mort. Dans les quartiers riches, on suffoquait, dans les quartiers pauvres, on périssait. Alors que faisait Billie dans une voiture stationnée en plein soleil, vitres fermées ? Son pouls s’était accéléré de manière inquiétante et elle se sentait désormais nauséeuse. Ses tempes bourdonnaient plus fort qu’un essaim d’abeilles. Elle eut l’envie soudaine de se regarder dans le rétroviseur et elle se contorsionna pour y parvenir. Cette manœuvre lui couta des efforts démesurés. Elle découvrit avec stupeur son reflet mais... vieilli de dix ans ! A peine si elle se reconnut ! Sa peau avait terni, ses paupières étaient gonflées, ses lèvres boursoufflées, plus aucune goutte de sueur ne perlait sur son visage. Elle prit peur ! Il fallait impérativement qu’elle boive ! Mais c’était impossible ! Car pour ce faire, il aurait fallu partir avec le véhicule, abandonner son poste, trahir John... Impossible ! Elle avait promis ! Que fabriquait donc son cher amour dans cette foutue banque ? Depuis combien de temps l’attendait-elle dans ce tas de ferraille plus étouffant que l’enfer ? N’avait-il pas certifié que le braquage serait rapide et propre ? A la limite de l’inconscience, elle vit quelques flashs des heures précédentes. La venimeuse dispute : John affirmant haut et fort un attachement indéfectible à son épouse légitime, John répétant qu’il n’avait jamais rien promis d’autres à Billie que quelques nuits d’amour. Puis la réconciliation :
 

- Pardon ma poupée, tu me connais, j’m’emballe, j’m’emballe ! Mais tu sais bien que j’tiens à toi, que j’t’adore.
 

Et enfin, la proposition :
 

- Je sais ce qu’on va faire, on va aller s’amuser, rien que toi et moi, en binôme, ça n’appartiendra qu’à nous, ce sera notre petit secret, un braquage, un truc facile, l’American Bank Compagnie, y’a personne dans les rues, tu verras, ça va nous souder pour la vie...
 

Une douleur aigüe lui vrilla le ventre. Elle n’aurait jamais dû accepter. Un soubresaut brutal et convulsif lui souleva l’estomac. Elle aurait dû dire non à John. Elle vomit abondamment dans les plis de sa robe mais n’eut pas le temps de s’en étonner. Son buste s’affaissa sur le siège passager. C’est dans l’incompréhension la plus absolue mais les yeux grands ouverts que Billie rendit les armes.

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Quelques minutes plus tard, quand il ouvrit de sa main gantée la portière droite de la voiture, John se heurta de plein fouet à ce regard opaque et incrédule. Il grimaça, couvrit son nez d’un foulard de soie afin d’éviter l’odeur nauséabonde de vomi et se pencha pour couper le moteur.
 

- Tchao poupée, pensa-t-il, tu devenais un peu trop collante, je n’avais plus le choix ! Mais, t’as bien tenu. Cinquante-trois minutes à patienter dans ce four, chapeau ! Au fait, tu ne savais pas que l’American Bank Compagnie avait une autre issue ? Je ne suis resté à l’intérieur que quelques minutes.
 

Une voix le tira de son monologue :
 

- Faut y aller John ! Si tu veux vraiment que le crime soit parfait, faut s’arracher ! Maintenant !
 

Comme à regret, John se redressa, claqua la portière de la Ford, s’engouffra dans la Cadillac verte qui stationnait juste à côté et qui démarra en trombe.
 

- Merci du coup de main, Al !
 

- Pas de quoi, mon vieux ! Ton plan était parfait ! Absolument parfait ! Et si on fêtait ça... ta liberté retrouvée ? Si on allait boire un verre ?
 

- Un verre ? répondit John moins heureux qu’il aurait pensé l’être, d’accord, mais alors un grand verre... d’eau !

 

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