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La piste aux émotions
de Xavier Premel (Rennes), lauréat du Concours de nouvelles VIVA! 2025.

   Eric apprit le décès de sa femme, Amanda, de la bouche des secours. Ils étaient mariés depuis vingt ans. Elle avait fait un accident vasculaire cérébral sur son lieu de travail. Aucun mot ne peut décrire l’état dans lequel cela le plongeait. Dire qu’il en était anéanti aurait été un euphémisme. Et pourtant il fallait continuer à vivre. Il devait travailler ce soir-là. Il n’avait pas l’intention d’y renoncer.

          Il allait faire tout ce qui était en son pouvoir pour accomplir sa mission, donner le meilleur de lui-même. Quelle force pouvait ainsi le pousser à aller s’employer alors même qu’il avait droit à des jours de congés ? La conviction qu’il ôtait un peu de souffrance au monde. Il avait décidé d’assumer la sienne pour amoindrir celle des autres. « Mon métier consiste à emmener les gens dans un endroit où ils sont un peu plus heureux » aimait-il à dire. Puis il poursuivait : « si je ne suis pas capable de transformer la détresse en espoir, c’est que je m’y prends mal. » Sûr de ces principes, il se rendit sur son lieu de travail.

          

Comme tous les soirs, il se maquilla. Le visage en blanc. La bouche en rouge. Il mit sa perruque multicolore. Des chaussures beaucoup trop grandes. D’habitude, chaque soir était identique au précédent. Mais cette fois, c’était différent. Ce moment était devenu unique par la mort de sa femme. Un seul défi : faire rire le public.

          Alors qu’il se préparait, il entendit les tigres rugir. Le dresseur les faisait sauter à travers des cerceaux enflammés. Le rôle d’Éric était notamment de détendre l’assistance après ce numéro fort en émotion. A l’écoute, celle-ci avait l’air moins enjouée que les autres soirs. Habituellement, ces animaux étaient acclamés à grand renfort de cris et d’applaudissements. Cette fois, cela donnait l’impression que les spectateurs étaient déçus.

          Le dresseur de tigre rentra derrière les coulisses. Il tapa dans la main d’Éric en lui disant : « Pas évident, ce soir ». Ces mots ne rassurèrent pas Éric. Et si, ce jour-là, il n’y arrivait pas ? Et s’il ne se produisait rien ? Il craignait que l’alchimie ne prenne pas. Il fut saisi de doutes avant d’entrer en scène. Il n’eut pas souvenir d’avoir déjà connu un tel trac. Une boule lui comprimait le ventre.

          Il devait maintenant entrer sur la piste, ce qu’il fit. Qu’il le veuille ou non, son maquillage lui faisait arborer un grand sourire rouge. Il donnait l’impression de rire alors même qu’il pleurait à l’intérieur. Il se présenta devant un public dubitatif.

          L’un de ses sketchs consistait à faire venir quelqu’un du public. Il l’installait ensuite sur une chaise avant de lui faire tenir à bout de bras un rouleau de papier hygiénique. Il déchirait ensuite ce papier toilette d’un geste vif du front, à la manière de la casse dans les arts martiaux. Après chaque coup donné dans le papier, il levait les bras et poussait un grand cri comme s’il venait d’accomplir un immense exploit. Cet art s’appelle le shiwari en japonais. Ce sont en général des briques ou des morceaux de bois qui sont cassés, d’où le caractère risible de faire de même avec du papier hygiénique. Et le miracle se produisait encore une fois. Il entendait des rires dans le public : autant d’âmes en souffrance soignées. Les sourires fusaient.

          Toutefois, ce n’était pas qu’une affaire d’amusement. Il s’était rendu compte, à travers l’art du clown, qu’il pouvait toucher les gens au-delà du rire. Ainsi, il lui était aussi possible d’émouvoir. Dans un de ses numéros, il portait un faux cœur rouge sur la poitrine qu’il perdait malencontreusement. Il faisait des arabesques, des va-et-vient et tous les mouvements possibles pour le retrouver. Rien n’y faisait. Il attendait du public qu’il lui dise où son cœur perdu se trouvait. Une fois celui-ci récupéré, il faisait de grands sourires et des regards hilarants. Il en rajoutait juste assez pour que cela fasse rire et émeuve en même temps. Il savait quelle expression adopter pour faire naître l’émotion qu’il recherchait.

          Il repérait parfois une petite fille ou un petit garçon qui ne réagissait pas. Celui-ci devenait alors sa cible principale. Il se mettait à jouer exclusivement pour lui. S’il ne lui avait pas au moins arraché un sourire à la fin de se ton tour de scène, il considérait ce dernier comme raté. Il était très exigeant envers lui-même.

          Il avait toujours aimé faire rire. En primaire, il était prêt à subir une punition pour une blague qui aurait amusé la classe. Le risque pris la rendait encore meilleure. Ce besoin cachait en réalité une détresse profonde. Cela lui était venu après la mort de sa mère lorsqu’il n’avait que six ans. Il s’était rendu compte que l’amusement des autres lui procurait un soulagement. Faire rire ses camarades lui faisait oublier ses soucis.

          Ainsi, c’était toute sa vie qui se cristallisait ce soir-là qu’il devait faire rire alors même qu’il venait de perdre sa femme. Apaiser les âmes des autres participait de l’apaisement de la sienne. Un sourire était une victoire, un éclat de rire une conquête ; une larme et il estimait que sa mission était accomplie.

          Cette fois-là, il avait mis tout son être dans son tour de piste. Il ne s’en était pas rendu compte, toutefois, la mort de sa femme l’avait fait accéder à un degré supérieur dans son art. Le public était entièrement conquis. Lorsqu’il sortit de la piste, tout le monde était debout à l’applaudir. Ces spectateurs auparavant sceptiques avaient été convaincus.

          Il s’abrita derrière les coulisses et se mit à pleurer. Les larmes tracèrent de grands traits sur son maquillage. Alors qu’il sanglotait, il entendait encore les acclamations de l’assistance. Il n’avait jamais eu un tel succès. Il s’était senti en communion totale avec les spectateurs.

          Puis il ôta son maquillage. C’était comme si celui-ci pesait une tonne. Il se sentit soulagé d’un énorme poids. Il avait fait ce qu’il avait à faire, sa mission était réussie. Il avait tenu son rang malgré les difficultés. Un sentiment de fierté s’empara de lui. Il avait fait le plus difficile. Ses futurs numéros allaient être de la rigolade.

          Après la fin du spectacle, André, le funambule, vint le voir pour lui dire qu’un spectateur voulait discuter avec lui. Ne se sentant pas la force, Éric hésita à décliner la proposition. Mais il se dit que cela faisait aussi partie de son travail. Il n’aurait pas bien achevé son tour de piste s’il avait laissé le moindre spectateur mécontent. Il sortit.

          C’était un père et sa fille. Ils se dirent « bonsoir », puis le père eut ces mots :

          « C’est un sacré numéro que vous nous avez fait. On a pleuré de joie, de tristesse et de rire grâce à vous.

          - Je vous remercie. Mais je n’ai fait que mon travail.

          - Vous avez vraiment du talent. Je ne pensais pas pouvoir vivre autant d’émotions en si peu de temps. Ce serait possible d’avoir un autographe ?

          - Bien sûr. A quel nom ?

          - Lana ».

          Éric signa après le message « Pour Lana, avec mes plus sincères sentiments. » Il fut très touché par cette demande. C’était le clou de son spectacle. Peut-être avait-il suscité une vocation, une future magicienne des émotions, comme lui. Il faut dire qu’il les avait toutes mises sur la piste. Celles-ci y avaient pris place, y avaient dansé.

          Il pétrissait la souffrance pour en faire du rire. Il transformait la tristesse en bonheur. Il assurait la transsubstantiation de chaque émotion. Il montrait à quel point l’affliction était proche du sourire, la peine de la joie. Il suffisait d’un geste de sa part pour que le spectateur passe de l’un à l’autre sans même le réaliser. Il fallait ensuite reparcourir le chemin des sentiments pour se rendre compte de tout ce qui avait été traversé.

          Fatigué, Éric se préparait à rentrer chez lui. Il fouilla dans sa poche pour prendre ses clés de voiture et y trouva un papier griffonné. Celui-ci était rédigé d’une écriture enfantine. Ce mot disait : « Ne vous inquiétez pas pour Amanda. Je sais où elle est. Elle va bien. »

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